vendredi 24 avril 2015

Pipres et piprelours, par Roch Vandromme

Carte postale, dessin de Fernand Brasseur (1887-1965)

A Dunkerque, ville de Flandre française, si on entend le son du fifre, c’est presque exclusivement pendant la période du carnaval. Ces jours-là, pipres et piprelours sont de sortie.

Petit Historique

Avant de devenir un port de commerce à la fin du XIXe siècle, puis un port industriel, Dunkerque fut longtemps un grand port de pêche (au hareng, puis à la morue), et de par sa situation géographique, un port corsaire et une place forte militaire importante. Le carnaval a gardé la trace de ce passé. Il est d’essence maritime. Il s’agit de la bande des pêcheurs, « vischersbende » en flamand, qui n’était à l’origine que partie des anciennes mascarades, et qui en est devenue au XIXe siècle le tout, probablement parce que le plus caractéristique et le moins formel des groupes ou bandes. Et cette bande déambule, au moins depuis le XIXe siècle, au son du fifre et du tambour, formation instrumentale qui fut introduite, ici comme partout, par les mercenaires suisses.
Dès le XVIe siècle, du temps des Pays-Bas espagnols, il y a des fifres dans la région. L’achat d’un fifre dans la Châtellenie de Furnes en 1524, en est le plus ancien témoignage. Fifres et tambours accompagnaient probablement déjà les guildes militaires et les confréries. Sur un tableau de 1633 représentant la guilde Sainte Barbe (actuellement au Musée des Beaux-Arts), on voit un joueur de fifre accompagné de deux tambours. Cette présence du fifre militaire dans la ville fut encore renforcée dès le début de la période française (1662), par les cliques des nombreux régiments qui y séjournaient : régiments écossais, suisses, de la Fère, etc… , qui avaient des cliques de fifres et tambours. De même qu’ils participaient aux principaux offices religieux, les instrumentistes de ces formations devaient probablement participer aux fêtes locales (les processions et mascarades), leur présence n’excluant d’ailleurs pas d’autres musiciens.

Déjà, du temps des Pays-Bas espagnols, fifres et tambours avaient gagné la sphère de la musique populaire ; le jour de la kermesse, à la Saint Jean, avait lieu une procession réunissant les corps de métiers, les confréries, les couvents, le clergé et les autorités de la ville. Cette procession s’agrémenta dès le XVIe siècle d’éléments plus spectaculaires tels les danseurs d’épée (dès 1519), puis le géant de la ville, et enfin des chars avec danseurs et musiciens. Nous avons trace à Bollezeele, non loin de Dunkerque, de fifres et tambours accompagnant les danseurs d’épée (1662-1663). Plus tard, vers 1750, dans une gravure descriptive de la procession de la Saint Jean, nous voyons un fifre (ou une flûte ?) et deux tambours, devant les confréries Sainte Barbe et Saint Michel. Peut-être d’ailleurs étaient ils plus nombreux que ce qui nous est montré. Le géant de la ville, le Reuze, (géant en flamand), ferme la procession. C’est un géant d’osier et de carton peint, comme on en trouve dans tout le Nord-Pas-de-Calais et en Belgique, héritage de la période espagnole. Celui de Dunkerque est l’un des plus anciens et des plus connus. […]

la suite est dans les Actes du colloque Pifres, pifraires, Fifres et sonneurs de fifre qui s'est tenu à Cordes (Tarn) en décembre 2013.




édité par l'association CORDAE/ La Talvera

Sommaire :

Claude Ribouillault : L'univers des tambours & fifres. Histoires, géographie, substituts & confusions

Daniel Loddo : Pifres e pifraires dans l'Albigeois et les régions limitrophes

Claudie Achard : Hautbois, fifres et Poulain à Pézenas du XVIIe au XXIe siècle

Wim Bosmans : Fifre et tambour en Flandre

Adrien Laduron : L'origine du répertoire pour tambours et fifres en Entre-Sambre-et-Meuse

Pierre-Jean Vandersmissen : Les marches folkloriques de l'Entre-Sambre-et-Meuse

Roch Vandromme : Pipres et piprelours

Xavier Vidal : Fifres & tambours pour les fêtes de la Pentecôte à Moissac

Jean-Michel Veillon : Fifre et flûte en Bretagne : origines et évolution

Alain Charrié :  Le renouveau du fifre en Bas-Languedoc

Guido Raschieri et Hario Meandri : Fifres et tambours du Carnaval historique de la ville d'Ivres

Christian Vieussens : Fifres et ripataoulères de Gascogne, histoire(s) d'un réveil

Thierry Cornillon : L'itinéraire d'apprentissage d'un fifre de Vésubie

Carlos Valverde : Le pifano brésilien

Daniel Loddo : Pifre, pifre o pifano, un curieux va et vient musical entre l'Occitanie et le Brésil

Guilhem Boucher : Le mot pifre : un abîme de tubes & et de souffles

Thilo Hirsch :  "Colin tan plon". Les fifres et tambours de la Grande écurie et des Gardes Suisses à la cour de France, et leur traces dans le carnaval de Bâle

Pierre Laurence : Joueurs de fifre en Bas-Languedoc : implantation géographique et contextes de pratique instrumentale




mercredi 1 avril 2015

Une conférence qui dérape


Damien Top, musicologue et ténor, l'annonçait déjà dans l'article de la Voix du Nord qui présentait sa conférence "la vie musicale à Wormhout au XIXe siècle" le 22 juin 2012 "l'atmosphère musicale […] y était bien différente de celle des musiques traditionnelles et du folklore artificiellement réinventé au milieu du XIXe siècle"
Je savais déjà qu'il  défendait une position selon laquelle Edmond de Coussemaker n'appréciait pas la musique folklorique, il l'avait démontrée dans sa conférence de Bailleul, que vous pouvez obtenir sur cette page. J'étais prévenu, mais Damien Top alla largement au delà ce soir là et en rentrant  j'ai tout de suite écrit une réponse que j'ai envoyée à l'organisateur de la conférence, le Comité Flamand de France, pour lui demander de la publier dans son bulletin, avec une éventuelle réponse de Damien Top.
Ce texte a été diffusé aux membres du Conseil d'Administration du Comité Flamand, en attendant une réponse.
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La réponse n'étant jamais venue, je mets ce texte à la disposition de tous
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Répondant au souhait de Damien Top qui a constaté, au cours de sa conférence donnée à Wormhout sur l'analyse du fonds des partitions de la famille Blanckaert, n'avoir pas trouvé de traces de chants ou de musique populaire dans ce répertoire d'une famille bourgeoise, et son souhait d'entreprendre des recherches sur le bien-fondé du principe de la spontanéité de la création de la musique populaire qu'a voulu démontrer Edmond de Coussemaker, je souhaite ici commenter ses propos en apportant quelques élements critiques personnels et d’autres provenant de travaux de chercheurs qui ont publié des résultats d'investigations scientifiques en ce domaine passionnant
Cette dernière conférence s’est déroulée parfaitement. A partir de quelques partitions provenant d’un fond fragmentaire d’une famille wormhoutoise du XIXe siècle, il a laissé entrevoir l’environnement musical de la bourgeoisie de l’époque. Quand, à dix minutes de la fin, il nous présente une partition d’Alfred R…, qu’il idendifie comme étant Alfred Roland, le chef d’un chœur de 40 montagnards béarnais, célèbre chorale de Bagnères de Bigorre, qui a sillonné la France et l’Europe au milieu du XIXe siècle.
quadrille d'Alphonse Leduc, collection personnelle
Et là, Damien Top digresse, après avoir affirmé que : “les montagnards portaient un costume (béret bleu, blouse serrée à la ceinture, pantalon blanc) qui sera à l’origine du costume traditionnel basque, [mais où a-t-il trouvé cela ?] qu’ils chantent un répertoire pyrénéen fabriqué de toute pièce”, il en déduit là l’origine de l’invention du folklore. Il aurait pu s’arrêter là, mais il poursuit en s’attaquant à Edmond de Coussemaker et à l’influence des frères Grimm qui est à l’origine de son collectage de chansons en Flandre Française, puis il enchaîne : “On vit actuellement sur ces théories du peuple qui crée spontanément sa musique et qui la transmet intacte de génération en génération, ce sont des théories qui ont été un petit peu contestée à la fin du XIXe siècle par Meyer, un autre penseur allemand et sa théorie de la réception, lui considérait en fait que le peuple reçoit les œuvres de compositeurs savants ou des œuvres déjà écrites, qu’il les transforme un peu à sa façon et les véhicule de cette manière. Il y a donc un nouveau regard à porter sur toute la tradition folkloriste telle qu’on l’entend dans les différents festivals aujourd’hui. Un travail d’examen un peu scientifique à faire là dessus. Le président du CFF va presque s’aveugler sur certaines chansons qu’il va collecter, parce qu’il veut à tout prix prouver que les poètes naturels sont des poètes sans le savoir, que leurs mélodies étaient le résultat d’inspiration spontanée ainsi qu’il l’écrit dans la préface de son recueil. Mais de nombreux airs qu’il a collectés sont finalement devenus populaires par adoption et on peut, dans certains cas, retrouver un compositeur qui est à l’origine de cet air qui a été transformé et adapté avec des textes différents, en flamand par exemple. Donc qui ont uneorigine identifiable pour certains parfois. Ça peut être une antienne grégorienne ou aussi un auteur patenté. Ainsi sous les paroles flamandes, le fredon “Ton humeur bonne Catherine”, c’est tout simplement un air de Déon qui écrit ça en 1712, on trouve aussi “Een fraeye man”, c’est une contredanse parisienne “Marie trempe ton pain” qui date du tout début XIXe. Cette idéologie qui est issue [d’un mouvement] allemand, qui voulait faire la distinction entre la nature, la culture, un art populaire et un art savant, tout appelle une réévaluation de toutes ces collectes.” Et il termine en disant : “J’aurais bien aimé trouver quelques collectages en flamand dans tout ce fond de partitions.”
Tout ceci appelle plusieurs remarques :
- Alfred Roland n’a jamais présenté sa chorale comme étant un chœur pyrénéen traditionnel, il était de notoriété publique qu’il composait lui-même tous les chants. A. Roland est issu du mouvement orphéoniste impulsé par le parisien Guillaume Louis Bocquillon (alias Wilhem) dans les années 1830. Et si les chants d’A. Roland ont été adoptés ensuite par les Bigourdans, cela n’en fait pas pour autant des chants traditionnels. Est-ce que le Petit Quinquin est une chanson traditionnelle ? non, c’est surtout une chanson populaire.
- l’invention du folklore : oui, il y a des folklores qui ont été inventés de toutes pièces, voir le livre de Eric Hobsbawm, Terence Ranger, l’Invention de la tradition, mais, peut-on généraliser pour autant  et affirmer que tout a été inventé ?
le peuple ne crée pas spontanément : je suis d’accord avec Damien Top le peuple ne crée pas, de même que la bourgeoisie ou toute autre communauté, c’est bien un individu qui crée, qui est à l’origine. Patrice Coirault l’a très bien démontré dans son livre : Recherches sur notre ancienne chanson populaire traditionnelle, à propos de la formule “le peuple ne crée pas” en 1933. Yvon Guilcher trace les grands traits de cette théorie dépassée dans une émission diffusée sur France Culture en 1990 : “On la trouve dans Gaston Paris, Joseph Bédier, Anatole Loquin, qui affirment qu’il n’y a pas de culture populaire, il n’y a que la culture savante dégradée en se popularisant, tout ce qu’on trouve n’est que le reflet de la société dominante. La résurgence de ces théories [dans les années 1990] vient des enseignements d’universitaires peu familiers des enquêtes de terrain.” Une autre théorie, diffusée par Davenson, “postule que de tout temps il y a eu un va et vient entre l’élite et le peuple, pourquoi pas ?, mais comment concrètement ? Quand on parle des milieux traditionnels, il ne faut jamais oublier qu’ils sont plusieurs, ils sont très différents, les problématiques de la Basse Bretagne ne sont pas du tout celles de la Provence, c’est même le contraire. Il faut d’abord les décrire, pour les expliquer il faut les comprendre, il faut observer. On a affaire à des universitaires qui raisonnent. Ce qui leur paraît logique est asséné comme étant vrai. Le va et vient entre l’élite et le peuple ? : Davenson établit bien le "va" pas le "vient", il montre tout ce que le peuple a emprunté à l’élite pas l’inverse. De plus tout ce qui chez Davenson est connaissance et description vient de Patrice Coirault [en oubliant souvent de le citer] Tout ce qui est de Davenson est spéculation gratuite. On ne peut pas parler de chanson folklorique si on n’a pas rencontré de chanteurs traditionnels, si on n’a pas fait d’enquête.
les erreurs de Charles Edmond de Coussemaker : comme l’écrit Conrad Laforte, dans Poétique de la chanson traditionnelle française, 1976 : “le fait de trouver quelques chansons littéraires dans un recueil n’infère pas qu’il soit complètement littéraire […] ces erreurs involontaires peuvent contribuer à discréditer le folkore auprès de certains lettrés disposés à généraliser, mais pour nous [ces erreurs] nous rassurent puisqu’elles ne dépassent pas le dixième des chansons recueillies malgré les fumisteries intentionnelles.”
- quant à l’absence de partition folklorique ou de collectage dans le fond Blanckaert, elle ne m’étonne pas, c’est le contraire qui m’aurait surpris. Pensez-vous qu’un bourgeois mélomane du XIXe va s’intéresser à ce que chante sa cuisinière ou son jardinier ? n’est pas de Coussemaker qui veut.
En résumé, partir d’une observation, ajouter quelques erreurs d’un collecteur et en tirer une théorie générale sur la chanson traditionnelle, voire l’étendre à toute la pratique des musiques folk actuelles, me semble quelque peu exagéré. Certes le débat n'est pas nouveau, mais s'il avait le grand intérêt de nous obliger à mieux connaître la situation réelle de la musique en Flandre, nous y gagnerions tous. Le Comité flamand aurait joué son rôle de société que depuis le XIXe siècle on appelle "savante", c'est-à-dire de personnes dont le but est d'apporter de l'information nouvelle et fiable afin d'éviter les jugements à l'emporte-pièce et même parfois les exploitations fallacieuses.
Christian Declerck
merci à Jean-Pierre et Michel pour leurs conseils avisés
et à Patrice pour ses encouragements
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et les Montagnards sont toujours là !